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La dimension émotionnelle du leadership – 2ème Partie (Février 2012)

 

L’évolution des qualités requises du leader

Pointons immédiatement une tendance générale qui caractérise le développement des théories sur le leadership ; l’on assiste, dans l’histoire des dites théories, à une forme de « décentrage » progressif qui oriente la sphère d’étude de moins en moins sur le leader pour mieux réaffirmer le rôle essentiel des collaborateurs  au sein du processus ; ainsi, une évolution vers une approche plus participative du leadership, une complexification croissante des théories et donc des « conseils » de postures à adopter qui en découlent et enfin un accent mis sur les compétences « idéologiques » plutôt qu’opérationnelles du leader positionnent la part émotionnelle de la démarche au cœur de sa signification.

1.1 Du leader aux collaborateurs

Si les premières approches quant à la notion de leadership se sont centrées de manière exclusive sur le leader en cherchant à décrire sa personnalité puis son comportement, les théories de la contingence (en particulier celle d’Hersey et Blanchard en 1982) et l’approche transformationnelle ont conduit à décentrer l’objet de la recherche vers les « subordonnés » et à mieux prendre en compte l’importance de l’interaction leader/collaborateurs dans le processus de leadership. Dans le premier cas, l’efficacité du leader est directement liée à la  maturité des collaborateurs et dans le second (approche dite « néo-charismatique »), c’est la capacité des leaders à générer chez les collaborateurs des comportements les amenant à se dépasser qui sanctionne l’efficacité. Le processus de leadership repose donc ici sur les collaborateurs qui vont se trouver habilités par les leaders (à travers le processus d’empowerment) à devenir agents de changement avec eux. La théorie LMX (Leader Member eXchange theory) propose elle aussi une vision équilibrée du rapport leader/collaborateurs en appréhendant le leadership comme un phénomène par essence relationnel. Le renversement de perspective est complet avec la théorie implicite du leadership (Lord & Maher, 1991) et la théorie de la romance du leadership (Meindl & Elhrich, 1987). La première se fixe pour  but  d’étudier  les  processus  d’évaluation  et  de  perceptions  qui  conduisent  un  ensemble  de personnes à considérer un autre individu comme un leader, la seconde, dans une perspective constructiviste, assimile le leadership à un concept romantique qui ne s’explique qu’à travers des processus d’attribution des collaborateurs. Le leader n’existe alors que grâce aux subordonnés, puisque ce sont ces derniers qui le construisent psychologiquement et socialement. Si l’idée de Meindl – selon laquelle il suffit d’étudier les collaborateurs pour comprendre le leadership – ne fait pas l’unanimité, il est aujourd’hui acquis que les collaborateurs en question et les interactions leaders/subordonnés constituent des dimensions centrales du processus de leadership. Il s’ensuit que les qualités du leader efficace feront une large place à la capacité à gérer des relations interpersonnelles au sein d’un groupe.

1.2 Du commandement à la participation

La figure du leader efficace contemporain, telle qu’elle émerge de l’histoire du concept, contraste avec les conceptions très militaires du leadership (souvent envisagé comme « commandement ») qui ressortent des théories classiques de l’organisation (chez Taylor ou Fayol). Les théories du leadership se sont développées à rebours de l’image « mécaniste » des organisations sous-jacentes à ces modèles  et elles ont contribué à intégrer les dimensions humaines et sociales à la gestion des hommes.

Ainsi, ont été mis en évidence de manière successive l’importance des compétences sociales du leader et le rôle de facteurs tels que l’enthousiasme (leader charismatique), la capacité à développer un climat de confiance ainsi que des relations coopératives entre les collaborateurs (théorie LMX). Au fil des théorisations successives, le leader apparaît de plus en plus comme l’individu capable d’encourager et de motiver ses troupes et de moins en moins comme un personnage autoritaire.

Cette évolution suit étroitement celle des formes organisationnelles du travail : elle s’est déroulée parallèlement à l’aplatissement et à la transversalisation des formes d’organisation (développement  de structures au sein desquelles les équipes projets jouent un rôle central). Elle est aussi liée à l’augmentation croissante du nombre de cadres et à l’amélioration de leur formation en management humain. Un tel contexte a accru l’importance du rôle des outils psycho-comportementaux au détriment de méthodes de contrôle plus classiques.

1.3 Du simple au complexe

L’adage de Paul Valéry selon lequel « ce qui est simple est faux, ce qui est complexe est inutilisable » s’applique particulièrement bien au développement des théories du leadership : au plan descriptif, les postulats les plus simples, tels que l’existence d’un comportement de leadership ou d’un type de leader « idéal », dont la validité aurait considérablement simplifié la diffusion opérationnelle  ont tous été mis en échec. Les travaux les plus fins et les plus valides sur le phénomène permettent rarement d’établir des prescriptions simples et claires (comme en témoigne, par exemple, le modèle de décision très complexe de Vroom & Jago développé en  1988). Le principal enseignement des théories de la contingence est qu’il n’y a pas de modèles normatifs « simples » susceptibles d’expliquer ce que doit faire le leader dans différents contextes.

Si les approches néo-charismatiques peuvent sembler relever d’une régression théorique (en retournant vers la recherche d’un comportement idéal et universel du leader), les processus par lesquels elles expliquent le succès du leader (tels que l’empowerment) apparaissent relativement complexes à maîtriser. De plus, la complexité de l’exercice du leadership se retrouve toute entière dans les compétences que l’on exige du leader (plus abstraites et plus générales, impliquant une forme de flexibilité et des capacités d’adaptation importantes).

1.4 Des compétences opérationnelles aux compétences idéologiques

Les approches néo-charismatiques mettent en avant les compétences de communication du leader – sa capacité à communiquer une vision de l’avenir à ses suiveurs et à les motiver pour les conduire à se dépasser étant essentielle. Cette transmission d’une vision aux suiveurs doit permettre de donner un sens  aux  actions  des  suiveurs  et  de  l’organisation,  elle  autorise  la  construction  d’une  identité collective. Les compétences requises du leader ne sont donc plus centrées sur les dimensions opérationnelles et techniques, mais relèvent de plus en plus de la capacité à construire et maintenir une idéologie au sein d’un groupe d’individus.

Cette évolution du leadership apparaît cohérente avec le courant des ressources et compétences (Prahalad & Hamel, 1989) qui accorde un rôle central à la vision stratégique du dirigeant (Strategic Intent) dans la réussite de l’entreprise.

Ces différentes évolutions permettent de dresser un inventaire des différents rôles du leader efficace (Yukl, 1998 ; George, 2000) :

  • le développement d’une vision de l’organisation partagée par ses membres et orientée vers la réalisation d’objectifs tendant vers un but commun, une finalité partagée ;
  • la diffusion des connaissances nécessaires à la compréhension des activités de la structure et des comportements au travail qui s’y rattachent ;
  • la  génération  et  le  maintien  de  la motivation, de l’appartenance, de  la  confiance,  de  l’optimisme  et  de  la coopération  dans l’organisation ;
  • le développement de la flexibilité dans la prise de décision et dans le changement ;
  • l’établissement et le maintien d’une identité organisationnelle véhiculant le sens.

Le leader contemporain en tant que manager d’émotions

Les compétences « idéales » du leader telles qu’elles ressortent de l’évolution historique des théories du leadership peuvent être rapprochées du construit psychologique d’intelligence émotionnelle tel que défini par Goleman (1998), George (2000) et Ashkanasy (2000).

2.1 Le concept intelligence émotionnelle

La  notion  d’intelligence  émotionnelle  (IE)  –  popularisée  par  le même Goleman en 1995 –  correspond  à la capacité à percevoir, ressentir, comprendre et autoréguler les émotions dans une perspective de développement émotionnel et intellectuel. Il s’agit d’un « construit » intégrant de multiples dimensions (tableau 1). L’intelligence émotionnelle traduit la capacité d’un individu à gérer ses propres émotions et celles des autres, et en particulier à les utiliser dans un sens qui renforce l’efficacité des processus cognitifs.

Dimension de l’IE

Contenu de la dimension

Évaluation et expression des émotions
conscience de ses propres émotions
capacité à exprimer correctement ses émotions
conscience des émotions des autres
capacité à exprimer correctement les émotions d’autrui
empathie
   Utilisation des émotions pour renforcer les processus cognitifs et les processus de décision   
 
 utilisation des émotions pour diriger son attention et signaler où porter son attention
utilisation des émotions pour faciliter la prise de décision
utilisation d’émotions spécifiques pour renforcer certains processus cognitifs
utilisation de ses émotions pour promouvoir la flexibilité
Connaissances sur les émotions
connaissance des causes des émotions
connaissance des conséquences des émotions
connaissance de l’évolution des émotions dans le temps
Gestion des émotions
méta-régulation des humeurs
maintien de la bonne humeur
capacité à repérer la mauvaise humeur 
management des émotions des autres

Tableau 1 – Les dimensions de l’intelligence émotionnelle (George, 2000, p. 1035) 

2.2 L’intelligence émotionnelle comme compétence clef du leader

Le  rapprochement  entre  intelligence  émotionnelle  et  leadership  a  été  proposé  par  de  nombreux auteurs : Dulewicz (2000) souligne l’importance de cette compétence pour les leaders dirigeants l’entreprise ; pour Goleman (1998), l’intelligence émotionnelle apparaît comme une condition sine qua non de l’efficacité du leader ; dans une perspective plus théorique, Ashkanasy et Tsen (2000) ont présenté un modèle reliant chacune des dimensions de l’IE aux dimensions du leadership transformationnel. La convergence entre les deux champs de recherche peut être illustrée en montrant la façon dont l’intelligence émotionnelle peut conditionner/faciliter le développement des compétences du leader efficace telles qu’elles ressortent de l’évolution des théories du leadership (tableau 2).

Fonctions du leader efficace

Apports de l’intelligence émotionnelle

    Développer une vision de l’organisation partagée par ses membres et orientée vers la réalisation d’objectifs

  • Amélioration du processus de traitement de l’information
  • Créativité accrue grâce à un état affectif positif (bonne humeur)
  • Connaissance des émotions permettant au leader d’évaluer leur impact sur son propre jugement
  • Capacité d’influencer les émotions des suiveurs et d’encourager leur ouverture au changement
Insuffler aux autres les connaissances nécessaires à la compréhension des activités et comportements au travail
  • Amélioration de la prise de conscience et de la connaissance des problèmes rencontrés
  • Création d’un climat émotionnel positif favorable à l’apprentissage
Engendrer et maintenir l’enthousiasme, la sérénité et l’optimisme dans l’organisation ainsi que la coopération et la confiance mutuelle
  • Capacité d’évaluation et d’influence du climat émotionnel des suiveurs
  • Capacité de distinction entre les émotions exprimées par les suiveurs et leur « vraies » émotions
  • Proposition de solutions constructives susceptibles de créer et maintenir un haut niveau de confiance mutuelle et de coopération
  • Qualités interpersonnelles du leader
Développer la flexibilité dans le processus de décision et de changement
  • Connaissance des émotions permettant d’agir sur celles qui interfèrent avec le processus de décision, et sur celles qui le facilitent
  • Possibilité de reconsidérer un changement en cours, de proposer des solutions alternatives
  • Possibilité de résoudre plusieurs problèmes simultanément grâce à une perception accrue des liens existants parmi des informations divergentes
 

Établir et maintenir une identité organisationnelle véhiculant du sens

  • Rôle des émotions pour repérer des normes et valeurs
  • Le succès d’un management symbolique est en grande partie dépendant de l’expression émotionnelle
  • La gestion de la culture organisationnelle est liée à la gestion des émotions

Tableau 2 – Contributions de l’intelligence émotionnelle à l’efficacité du leadership (d’après George, 2000) 

L’intelligence émotionnelle se situe donc aujourd’hui au cœur du portefeuille de compétences du leader efficace. Certains la considèrent même comme un moteur essentiel de la performance organisationnelle. Il reste cependant à savoir si cette intelligence peut être développée. Pour les plus optimistes, la réponse est positive à force de temps et d’implication (Goleman,  1998). L’aptitude à diriger correspondrait à un faisceau comportemental « éducable » posant que les qualités d’interprétation du réel, d’impulsion, de dynamisation comme celles relatives à l’interaction pourraient être renforcées au même titre que les compétences cognitives. D’autres apportent une réponse plus nuancée et suggèrent que seules certaines dimensions de l’intelligence émotionnelle   sont  susceptibles  d’être développées (telles la sensibilité, l’influence, la conscience de soi) alors que d’autres (comme la  motivation, l’intégrité, la résistance) ne le sont finalement que peu car liées à la personnalité (Dulewicz, 2000). Mais si le leader/dirigeant d’aujourd’hui apparaît dans la littérature comme un « manager d’émotions », il reste à savoir si les processus de sélection des leaders au sein de l’organisation sont propres à tenir compte concrètement de cette évolution pour sélectionner les personnes les plus aptes à gérer les phénomènes émotionnels.

Cette question fera l’objet de la troisième et dernière partie de ce thème.

 

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