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La reconnaissance professionnelle (Décembre 2011)

 

La reconnaissance est un enjeu de management. Ce n’est pas pour autant une variable ou un levier de gestion. On peut l’illustrer avec la motivation, thème majeur traité dans l’une de nos précédentes lettres, qui fait couler moins d’encre (en regard des années 70 –  80) depuis qu’il est acquis que le mystère de la motivation est largement entre les mains des « motivés ». « Reconnaître », ce serait donc, au minimum, éviter les facteurs de démotivation, au mieux faciliter les conditions d’une auto-motivation des salariés.

Le problème de la reconnaissance est encore plus complexe. C’est un enjeu pour les salariés qui en souffrent parce qu’il y a lacune. Mais il n’est pas du tout évident que des politiques ou des dispositifs centrés sur la reconnaissance puissent efficacement combler le déficit dans ce domaine. En effet, parmi les racines du phénomène, il y a tout à la fois, la difficulté de gestion d’un travail intellectuel et relationnel qui évolue, et la permanence d’une exigence individuelle et existentielle : l’accès à un travail de qualité. Confrontées à une dématérialisation de la production, les entreprises doivent réinventer un « contrôle » des salariés comme des activités qu’elles ne peuvent pas gérer par la mesure de la production.

1 – Reconnaître quoi et comment ?

Depuis Elton Mayo et/ou Herbert Maslow, c’est presque un lieu commun que d’insister dans les formations management sur les besoins de reconnaissance des salariés. Ils sont présents dès le troisième niveau de la pyramide des besoins entre les besoins physiologiques et de sécurité, et les besoins supérieurs d’appartenance sociale, d’estime des autres et d’estime de soi. Le quoi ne dit cependant pas le comment. Si le sujet n’est pas nouveau, il est encore plus difficile du fait de l’évolution même du travail. Selon une définition de Jean Pierre Brun (Professeur à l’Université de Laval – Québec), la reconnaissance est « constituée d’un jugement posé sur la contribution du travailleur, tant en termes de pratiques de travail que d’investissement personnel et de mobilisation. Elle consiste à évaluer les résultats de ce travail et à les souligner ». C’est bien là que le bât blesse ! Le professeur Brun distingue différentes formes de reconnaissance. Elle est existentielle quand elle porte sur les personnes individuellement ou collectivement. Elle est aussi reconnaissance de la pratique du travail et porte alors sur l’investissement dans le travail (sur les processus). Elle est enfin reconnaissance des résultats (sur les produits).

Mais qui dit reconnaissance dit d’une manière ou d’une autre, évaluation ou encore, pour ne pas se cacher derrière son petit doigt, une mesure et/ou un jugement de valeur. Dans une approche traditionnelle (dont le benchmarking est un des derniers avatars régressifs), peut et doit être évalué ce qui est mesurable et dénombrable, « au risque de réduire ainsi le travail à la technique d’opérations objectivables et prescrites » (François Hubault). Dans l’ordre de l’effort, on peut mesurer le temps et des indicateurs de charges. Dans l’ordre des résultats, on peut comptabiliser des volumes de production, des temps et des coûts. S’agissant des personnes, selon les métiers et les niveaux, les tests psychotechniques ou des niveaux de diplômes, de plus en plus de référentiels de compétences (hiérarchisables en niveaux) et encore souvent l’âge…, fournissent des critères pondérables. Si cela fonctionne à peu près dans la production industrielle, cette compréhension de l’évaluation et de la reconnaissance est largement obsolète du fait des caractéristiques d’une production qui ne se résume plus essentiellement à des biens matériels.

2 – Reconnaître le travail intellectuel et relationnel revient à gérer ce que l’on ne sait pas mesurer

L’activité économique d’aujourd’hui est, et sera de plus en plus, « tertiarisée ». Dans la production de services, de loisirs, de connaissances, de santé, d’éducation…, le travail est intellectuel et relationnel. Il traite de l’information pour produire d’autres informations, en interaction avec d’autres cerveaux. La production est immatérielle, non seulement au sens de son support, mais du fait de l’importance du travail intellectuel et relationnel qui y est incorporé et de la distance que cela crée entre les lieux, les moments et les registres du travail de ceux de sa valorisation. Ce travail (comme son produit) n’est ni dénombrable et ni mesurable. Si le prix des services est un facteur de compétitivité, il s’établit en regard du jugement de valeur du bénéficiaire lui-même. La valeur produite comme sa mesure n’est pas indépendante d’une évaluation personnelle et subjective de sa qualité comme de sa pertinence. L’une et l’autre font l’utilité, celle qui est perçue par le client, posant ainsi un redoutable problème de gestion dans l’ordre du contrôle par l’employeur. Dans cette production immatérielle, les lieux et le temps du service ne sont pas le bureau et le temps de travail. Dans la relation qui la caractérise, la valeur est coproduite par le prestataire et le bénéficiaire.

 La qualité et la pertinence de la production dépendent de cette relation. Les services ne sont pas « stockables », ils sont consommés en même temps qu’ils sont produits. Pour le travailleur, la qualité n’est pas seulement dans le respect des normes. Elle dépend de sa capacité à les adapter localement, à arbitrer, voire à les transgresser pour rendre effectivement le service attendu. La qualité est le résultat d’un compromis à chaque fois renouvelé entre les différentes normes de qualité, de coûts, de délais dont la combinaison varie au cas par cas. Le travailleur/sujet doit composer avec ces normes non convergentes, et arbitrer, selon qu’il va privilégier l’intérêt du bénéficiaire/client, son confort, ou plutôt respecter la conformité ou encore, rechercher la performance technique, économique et/ou financière de l’entreprise.

3 – S’y reconnaître soi-même est un préalable

L’enjeu actuel de la reconnaissance est dans la cohérence entre ces nouvelles exigences (autonomie et initiative, responsabilité et résolution de problèmes) et un ensemble complexe fait d’organisation du travail, d’arbitrage entre différentes normes, de management, et in fine, du deal salarial entre le travailleur et l’employeur (rémunérations, sécurité, perspectives de parcours,…). S’il y a déficit aujourd’hui, ce n’est pas parce que les entreprises reconnaissent moins les salariés qu’hier, sauf peut-être dans quelques grands univers autrefois protégés. Formellement, c’est même probablement le contraire. Sans doute cette demande s’accroit-elle d’un coté au fur et à mesure de l’individualisation. De l’autre l’exigence du travail informationnel et relationnel, pour obtenir des salariés capables de « piloter » eux-mêmes une production de valeur, suppose qu’ils s’y retrouvent eux-mêmes. Pour commencer, « au niveau macro ou institutionnel, reconnaître c’est déjà tenir la cohérence entre ce qui est dit et ce qui est fait » (Jean Pierre Brun déjà cité). On sait que ce n’est pas facile.

Le contraire cependant est clair, c’est du mépris, et malheureusement les occasions de l’exprimer sont nombreuses. Prenons ensuite l’injonction devenue banale faisant appel à la créativité, à l’initiative, à l’autonomie et aux capacités de jugement des salariés. Outre le caractère paradoxal du « soyez libres », il est bien rare que cette exigence ne soit pas immédiatement contredite par une injonction de conformité, appuyée sur des batteries d’indicateurs de processus comme de résultats chiffrés et de court terme qui encadrent strictement cette liberté. L’incohérence est alors dans les décalages fréquents entre l’exigence d’action et de résultats qui pèse sur le salarié et sa capacité effectivement déléguée et mobilisable. Les psychologues et les ergonomes insistent sur cette source de stress qui consiste pour les personnes à se trouver, en même temps, dans l’obligation d’agir et dans l’incapacité de faire.

4 – La reconnaissance qui compte est encore celle que l’on compte

Au-delà, on ne fera pas l’économie des contradictions trop lisibles entre l’énonciation de valeurs « évidentes » et des pratiques tout aussi aisément observables. Ainsi, bien des entreprises mettent en avant des discours valorisant les hommes, « première richesse de l’entreprise ». Parmi elles, combien recourent à des pratiques de compétitivité qui démontrent qu’ils sont surtout « la première variable d’ajustement », qu’ils sont un coût (à court terme), très précisément chiffré, bien plus qu’un investissement (de long terme), décidément immatériel et incertain ? Et l’on sait bien que la première reconnaissance qui compte est celle que l’on peut compter, en euros, quitte à arracher cette reconnaissance par le rapport de force.

Comment tenir le discours sur une valeur que l’on n’est pas prêt à payer ? De même, il ne faudra pas s’étonner de l’effet potentiellement dévastateur de la mode actuelle sur la gestion des « talents » (voir Lettre d’avril 2011). Outre qu’il s’agit là d’un oxymore, l’insistance d’apprentis sorciers sur l’attention gestionnaire à accorder à quelques-uns ne peut que distiller le doute dans l’esprit de tous ceux qui, à tort ou à raison, devinent ne pas être reconnus comme appartenant à cette mystérieuse catégorie. Ils se savent livrés à la « main invisible du marché » interne ou externe pour se gérer eux-mêmes. La non reconnaissance peut ainsi devenir injustice, quand s’y ajoute le spectacle indécent des attentions réservées par la « main visible du gestionnaire », ou sa complaisance à accorder des revenus, des retraites chapeaux et autres parachutes dorés à quelques-uns.

5- Le retour des « psychopitreries » ?

Cela n’enlève rien au fait qu’une atmosphère de confiance et de coopération soit favorable. Mais ce n’est quand même pas un scoop de rappeler que la politesse et la courtoisie sont normalement dues aux salariés de la part de leurs managers, comme aux managers eux-mêmes d’ailleurs (intermédiaires notamment), lesquels ne sont pas toujours les mieux lotis ! Cela relativise fortement par contre ces dispositifs qui, sans être anodins, relèvent plus ou moins de la « caresse psychologique », allant de la flatterie aux « médailles en chocolats » en passant par la langue de bois censés « renforcer positivement ». Certains insistent, par exemple, sur le fait qu’un sourire ne fait pas de mal et peut être dispensé des milliers de fois par jour et sans frais. Sans soupçonner ces approches irénistes de duplicité cynique, les « papouilles (pseudo) psy » supposées nourrir des égos assistés sont insuffisantes et même potentiellement contre-productives…. Elles diffusent une forme de mépris et d’infantilisation des salariés. Cela relève d’une régression managériale que l’on pourrait qualifier de « maternaliste », mais en aucun cas de … moderne !

6- Ne pas oublier la responsabilité d’intégration dans des collectifs de travail

Entre les gadgets censés nourrir des besoins psychologiques et la reconnaissance en « hard », affaire d’ingénierie organisationnelle, il y a les formes intermédiaires de rétribution mixtes, à la fois réelles et symboliques, relevant de la socialisation et de la distinction. Ce sont des techniques d’évaluations incontournables et nécessaires à toute régulation des hiérarchies sociales. On y trouve les justifications des systèmes de classification, par les qualifications et maintenant les référentiels de compétences. Il y a aussi les rituels d’intégration différenciés, avec le stage au Futuroscope ou à Center Park selon les niveaux, ou encore dans les salles de formation de l’usine pour les plus modestes. Il y a la distinction entre « ceux qui en ont » (un portable, une place de parking, des voitures de fonction dont la cylindrée s’élève avec le grade, des rideaux, des lampes de tel ou tel type…) et les autres. On reconnait ceux qui voyagent en première classe, ceux qui sont invités aux réunions du président… et les autres. Il y a ceux qui ont une part variable et des bonus (qui ne varient pas en pratique tant que cela), ceux qui ne déclarent pas leurs absences courtes et ceux qui sont tellement importants qu’ils n’ont pas de RTT, mais des congés supplémentaires. L’alchimie en est fine. On vérifie ici cette idée que le management est un art, non dissociable des cultures qui l’abritent, mais déterminant s’agissant de régler la distribution des signes d’intégration et de différenciation.

7- Vers une ingénierie organisationnelle d’un travail de qualité

Il reste que la première reconnaissance c’est d’abord un travail qui produit de la valeur du point de vue du salarié lui-même et de son environnement social. C’est un « emploi durable », avec des perspectives d’évolutions, une rémunération attractive et si possible l’appartenance à une entreprise dont on peut vanter la pertinence sociale de l’activité comme « supplément » de présomption de sa propre utilité. Le sujet n’est pas récent. Reprenant un vocabulaire ouvrier, les salariés comme les encadrants de proximité se (s’y) reconnaissent très bien dans les inégalités (plus ou moins justes) qu’institue l’organisation quotidienne du travail. Il y a celle qui aménage un « bon boulot » ; l’atteinte des résultats assignés y est aisée, le contenu est noble, l’activité permet de dégager des marges de manœuvre et un relationnel client favorable. Mais il y a aussi les « sales boulots », qui usent physiquement et nerveusement et qui exigent des efforts pour atteindre les objectifs.

Il y a enfin les organisations qui s’accommodent des « boulots dégueulasses » ; dangereux (exposé à la conflictualité et aux incivilités), peu nobles, contraints. Ceux-là, comme par hasard, sont affectés prioritairement aux jeunes, aux intérimaires et aux sous-traitants. La reconnaissance, c’est donc d’abord l’affaire d’une ingénierie organisationnelle du travail telle que le salarié puisse s’y reconnaître lui-même, percevoir et comprendre comment « il y est pour quelque chose » dans la valeur ajoutée et dans l’utilité sociale de son activité. Coté gestion RH, ce sont des pratiques qui démontreront (ou non), que l’homme est bien un « actif immatériel » ; un actif qui se développe dans la production, qui s’use d’autant moins qu’il est pertinemment exploité et non une ressource qui y est consommée après avoir été acquise au meilleur coût. Au-delà des gadgets et des pratiques classiques d’intégration/différenciation, la reconnaissance relève d’un équilibre (emplois et revenus) négocié sur la base d’un travail de qualité qui permette au salarié de s’y retrouver, c’est à dire, de créer de la valeur et pas seulement de l’occuper.

On sait bien en effet qu’il est tout à fait possible de beaucoup travailler sans créer de valeur, au moins du point de vue de celui qui travaille. Secondairement, la reconnaissance est dans des dispositifs d’évaluation internes ou externes (dont la VAE) et dans l’attribution d’avantages certes inégalitaires, mais à condition que ces inégalités soient légitimes, c’est-à-dire perçues par l’ensemble du corps social comme justes. Ce n’est et ne sera jamais simplement une affaire de dispositifs gestionnaires dans une visée naïvement utilitariste.

Il reste qu’il y a bien dans la période quelque chose de significatif, tout à la fois inquiétant et paradoxal, à constater cette demande croissante de reconnaissance. Roland Barthes soulignait le piège du « je t’aime » dans la relation conjugale. Suivi d’un silence, c’est évidemment un désaveu. Il obtient donc en général cette réponse obligée ; « moi aussi », mais dont chacun peut mesurer la faiblesse…, d’où le génie poétique de Serge Gainsbourg qui propose de répondre « moi non plus ! ». Il en va de même pour la reconnaissance. Le simple fait d’en exprimer le besoin souligne la lacune, mais également, qu’il est déjà trop tard pour éviter un échec au moins partiel de son comblement. Etre « vraiment » reconnu se mesure au fait de n’avoir pas à en exprimer le besoin. S’il faut le demander, quelle que soit la réponse, la satisfaction ne peut être que partielle. Etre reconnu sans avoir à l’exiger, par le simple fait de vivre d’une activité qui fait sens, sera toujours supérieur à l’obtention d’une reconnaissance formelle et gadgétisée, princièrement accordée sur demande…

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