Nous avons défini, dans notre précédent numéro, la notion de complexité, et avons présenté les principaux domaines scientifiques qui l’ont étudiée – mathématiques et biologie notamment.
Tous se rejoignent autour de certaines caractéristiques qui démarquent le « complexe » du « compliqué », au premier rang desquels la difficulté d’établir des schémas prédictifs…
Mais qu’en est-il du monde socio-économique ? Les organisations et plus particulièrement les entreprises ne sont-elles pas, elles aussi, impactées par la complexité ? C’est ce que nous allons explorer maintenant…
A partir des avancées scientifiques, nombre de penseurs et chercheurs en sciences sociales ont démontré à leur tour que l’organisation des groupes humains peut parfois, elle aussi, être qualifiée de complexe, et c’est à partir de ces travaux que nous pourrons ensuite observer de plus près ce qui intervient au niveau de l’entreprise.
Le sociologue et philosophe Edgar Morin aborde la notion de complexité d’un point de vue sociologique dès 1982 dans son ouvrage « Science avec conscience ». C’est à lui que l’on doit la théorie de « la pensée qui relie », qu’il définit à travers sept principes complémentaires et interdépendants :
Les principales caractéristiques du « complexe »
Toujours en lien avec la complexité, certains chercheurs explorent la difficulté à se comprendre lorsque l’on opère dans un univers complexe.
Ainsi, comme le souligne Jean-Louis Le Moigne : « Un système complexe est un système qui ne peut être réduit à une représentation unique et qui, pour chacune de ses différentes représentations, met en œuvre une logique différente. »
Cette notion de « cadre de référence », développée également par Eric Berne, est donc porteuse de complexité dans la mesure où chacun, à partir des perceptions qu’il a du monde qui l’entoure, s’en fait sa propre représentation.
Anthony Wilden, spécialiste en épistémologie, explore, lui aussi, cette piste en faisant le lien entre le langage et le réel, démontrant que le nom de la chose n’est pas la chose elle-même, ce qui sera traduit plus tard en Programmation Neurolinguistique par « La carte n’est pas le territoire ».
Enfin, de nombreux autres chercheurs ont contribué à l’essor de cette piste, au rang desquels Claude Shannon et Waren Weaver sur l’aspect communication, ainsi que Gregory Bateson et l’Ecole de Palo Alto sur celui de la cybernétique.
Comme nous pouvons le constater, la littérature et les recherches sur le thème de la complexité sont donc abondantes, interdisciplinaires et en perpétuelle évolution, et nous ne nous sommes cantonnés ici qu’à balayer les plus importantes d’entre elles et présenter un panorama non exhaustif de celles-ci.
Mais pourquoi l’entreprise d’aujourd’hui est-elle particulièrement concernée ?
La deuxième partie du XXème siècle a mis en exergue l’extraordinaire complexité du monde qui nous entoure, dans les différents domaines cités plus haut – qu’ils relèvent des sciences « dures » ou des sciences « sociales ».
Nombre d’auteurs contemporains s’entendent pour affirmer que la complexité touche également l’entreprise au plus profond. Geneviève Mattei, par exemple, affirme que l’entreprise fait face, depuis la 2ème moitié du XXème siècle, à une complexification du monde qui l’entoure à travers des facteurs qui la touchent particulièrement : mondialisation des échanges commerciaux, financiers et culturels, révolution technologique, complexité des organisations…
La complexité au cœur de l’entreprise
Branche de ce qu’il habituel de nommer l’économie complexe ou l’économie des interactions, l’économie en réseau est décrite de manière théorique par David Easley et Jon Kleinberg.
Pour la résumer, cette théorie stipule qu’aucun mouvement économique actuel ne peut être déconnecté du reste du monde et analysé séparément : les crises boursières sont bien sûr une illustration éminemment connue de cette globalisation. Le contexte de taux bas en est également un exemple souvent cité : aucune économie mondiale ne peut fixer ses taux d’intérêt de façon isolée, sous peine de provoquer une crise systémique.
Mais sans aller aussi loin dans les effets, néfastes ou non, susceptibles de survenir, il est important d’intégrer que chaque décision d’un des membres du réseau peut entraîner un effet « boule de neige », avec des conséquences plus ou moins importantes sur la dynamique de la concurrence et les implications pour les interventions des Etats.
La plupart des pays occidentaux font face à un paradoxe quasi insoluble : faut-il privilégier le désendettement ou la croissance – et donc l’emploi ? La réponse reste posée par les économistes de tout bord, sachant qu’une politique d’austérité basée sur la hausse des impôts diminue l’endettement mais provoque le ralentissement économique, favorisant le chômage, ce qui induit moins de rentrées fiscales…
Selon Jeremy Rifkin, « La Troisième Révolution Industrielle », basée sur l’essor des avancées technologiques, est en train de transformer en profondeur non seulement notre modèle économique et énergétique, mais aussi le rapport au travail.
Là encore, se posent des vrais choix de société : confrontés au réchauffement climatique, que faire face à l’alternative entre croissance immédiate ou développement durable ? En d’autres termes, doit-on mettre entre parenthèse la transition énergétique, ou la mener à bien, et si cette option est retenue, avec quelles technologies ? Sujets ô combien d’actualité !
Bill McKelvey utilise les bases de la théorie de la complexité pour expliquer les processus organisationnels. Ainsi, il démontre notamment que les systèmes déterministes peuvent « révéler un comportement aléatoire apparent néanmoins limité à un domaine » (David Ruelle), observation typique de la théorie du chaos.
Les modes de gouvernance des entreprises apparaissent ainsi quelquefois inadaptés.
A titre d’exemple, la crise de 2008 a mis en lumière, outre les désordres économiques, les risques de la « corporate governance ». Selon Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, la recherche d’une autre voie est donc indispensable, celle-ci pouvant s’approcher d’un « contrat d’entreprise » prenant en compte les intérêts des différentes parties prenantes.
Quant à la Responsabilité Sociale de l’Entreprise, les socles sur lesquels elle s’appuie (éthique, responsabilité sociale et sociétale) peuvent être interprétés, à la lumière d’un raisonnement systémique, eux aussi différemment selon les parties prenantes.
Quoi de plus difficile que de définir une stratégie lorsque l’on évolue au sein d’un monde complexe ? Claude Riveline explique cette difficulté en mettant en évidence deux types de complexité, qu’il nomme complexité d’abondance et complexité de sens.
Dans la complexité d’abondance, le dirigeant se retrouve face à de nombreuses solutions et la stratégie consistera à faire le tri entre elles selon des modèles stratégiques classiques.
Dans la complexité de sens, il est confronté à « peu de solutions… [avec des] points de vue sur les choix… divers, antagonistes et puissants ». Il s’agira dans ce cas de bien interprétés le sens des données et des signaux.
Notre monde actuel mêle ces deux complexités, raison pour laquelle la définition de la stratégie s’en trouve indubitablement impactée.
Beaucoup de facteurs accroissent donc la complexité du monde dans lequel évoluent les entreprises.
Mais qu’en est-il plus particulièrement du management d’équipe et en quoi est-il touché par la complexité ?
Nous tenterons de répondre à cette question dans notre prochain numéro.
D’ici là, nous vous souhaitons de bonnes fêtes de fin d’année et vous donnons rendez-vous en 2019 !
Références :